[Tribune] Bénin : le “Sénat des anciens”, une ingénierie qui rebat les cartes de la démocratie

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Au Bénin, la perspective de créer un Sénat réservé aux anciens présidents et anciens hauts dirigeants institutionnels ne relève pas d’un simple ajustement constitutionnel. Elle renvoie à une redéfinition profonde des équilibres politiques. Sous couvert de “stabilité”, c’est l’après-pouvoir qui entre dans la mécanique législative. Le pays se dirige vers une innovation institutionnelle où la continuité prime sur la compétition.

Au Bénin, la tentative d’introduire un Sénat réservé aux anciens présidents, anciens présidents d’institutions et anciens chefs militaires n’ouvre pas un débat technique sur le bicaméralisme, elle ouvre un débat politique sur la captation de l’après-pouvoir. Derrière les mots “stabilité” et “continuité de l’État”, ce projet ressemble moins à la création d’un contre-pouvoir qu’à la création d’un sanctuaire institutionnel pour les élites sortantes. Cette information selon laquelle un dépôt de proposition de révision constitutionnelle portant création d’un Sénat composé d’anciens présidents de la République, d’anciens présidents d’institutions et d’anciens chefs militaires pouvait surprendre voire créer un frisson au sein des milieux politiques ouest-africains. Assiste-t-on simplement à une évolution constitutionnelle technique sur fond de “talon-nade” ou à un basculement stratégique majeur dans la conception béninoise de l’équilibre des pouvoirs ?

L’acte est d’autant plus lourd de symboles qu’il intervient à un moment où les signaux de l’après mandat de Patrice Talon, avril 2026, se multiplient. Est-ce un indice de plus ? Tout laisse penser que oui. D’autant que les noms qui apparaîtraient mécaniquement dans ce futur Sénat, Talon, Yayi, Soglo, rendent le scénario concret, presque palpable. On a, en réalité, le sentiment d’assister en direct à la mise en place d’une ingénierie politique d’après-pouvoir. Dans tous les cas, le texte ne laisse aucune ambiguïté. Les anciens présidents et anciens hauts dirigeants institutionnels deviendraient des membres de droit d’une chambre haute chargée de légiférer, mais surtout d’assurer la “stabilité politique”, “la continuité de l’État”, d’encadrer le “débat contradictoire” et de juger le “comportement des acteurs politiques”. Ce dispositif crée un bicaméralisme d’une nouvelle nature. Ce n’est ni un Sénat représentatif, ni une chambre haute élue, ni un outil de pluralisme territorial comme dans les modèles bicaméraux classiques. C’est autre chose : une chambre de continuité élitaire.

Le futur Sénat béninois ressemble moins à une chambre parlementaire qu’à une institution mémorielle : un organe conçu pour conserver, codifier et prolonger l’histoire politique nationale plutôt que pour arbitrer le conflit démocratique. Ce n’est pas une arène de compétition ; c’est un lieu de prolongation, de continuité contrôlée. Dès lors, la question politiste devient frontale : s’agit-il d’une chambre haute ou d’une chambre forte ? Le Bénin, qui fut un laboratoire pionnier de démocratisation en 1990, apparaît aujourd’hui engagé dans une sophistication nouvelle de la domination institutionnelle : non pas l’autoritarisme brutal, mais la conservation du pouvoir par ingénierie juridique. Pas par répression, mais par design institutionnel. Pas par force, mais par architecture. En somme, moins une réforme parlementaire qu’une cosmétique stratégico-juridique au service de la perpétuation du système.

Une rente d’après-pouvoir ?

Il faut replacer l’innovation béninoise dans la généalogie institutionnelle africaine contemporaine. Et les exemples ne manquent pas. La Côte d’Ivoire a instauré des statuts protecteurs pour les anciens présidents, mais sans leur conférer d’emblée un rôle législatif. Le Rwanda a créé un Conseil des Sages, mais sans lui donner d’autorité normative sur le jeu politique. Le Sénégal a supprimé son Sénat, jugeant l’institution coûteuse et instrumentalisée. Quant au Togo, sa 5ème République a introduit un Sénat fondé sur une logique territoriale, pas sur l’automatisme d’ancienneté dans l’État. Le Bénin, en cela, innove. Et radicalement. Ici, l’ancien chef d’État ne devient pas un “sage disponible”. Il devient un “législateur moral permanent”. Ce n’est pas un simple statut honorifique, c’est un retour aux affaires, sans passer par le suffrage des Béninois, c’est-à-dire sans élection, sans obligation de convaincre. Le Sénat béninois, dans cette version, serait un club fermé où l’ancien pouvoir devient encore pouvoir, mais débarrassé de la contrainte du vote. Ce qui s’invente à Cotonou, c’est un nouveau type de rente : une rente institutionnelle post-mandat.

Sur le plan du droit constitutionnel, c’est une rupture anthropologique dans la philosophie du bicaméralisme. Le bicaméralisme est traditionnellement conçu pour représenter une deuxième voix du peuple, territoriale, sociologique ou corporative. Ici, on n’est plus dans le “deuxième regard”. On est dans le “regard autorisé”, le regard sanctuarisé. Et c’est précisément là que le lexique politique choisi devient problématique. “Stabilité politique”, “continuité de l’État”, “débat contradictoire constructif”… ce sont des mots qui semblent neutres. Mais ce sont aussi des mots historiquement utilisés pour neutraliser l’incertitude démocratique. Or la démocratie, dans sa définition anglo-saxonne originelle, c’est institutionnaliser l’incertitude de l’issue politique. La compétition produit le verdict, et le verdict produit la gouvernance. Là, on inverse la logique : on protège ceux dont la carrière est déjà faite, au nom d’une stabilité présumée supérieure à la volatilité démocratique. Et le point le plus explosif du texte se situe ailleurs : il instaure une forme d’hibernation de la compétition politique. Une suspension programmée des activités partisanes après l’élection présidentielle, jusqu’à la fenêtre pré-électorale suivante.

C’est la politique sans rivalité, sans contradiction, sans dissonance. Ce n’est plus la concurrence, c’est la suspension de la compétition. On bascule vers un monopole provisoire de légitimité, exercé par un seul pôle de pouvoir. Dans un pays où l’opposition a déjà été bridée par des contraintes administratives, une telle clause revient à graver les apparences du pluralisme, tout en évacuant la réalité de la confrontation politique entre deux cycles électoraux. Autrement dit, l’alternance politique n’est plus un continuum. C’est un événement ponctuel. Le reste du temps, la parole contradictoire doit être “constructive”, c’est-à-dire compatible. La démocratie devient alors un calendrier, non plus un principe.

Un super-pouvoir d’après-pouvoir ?

La comparaison avec la France est instructive parce qu’elle permet de distinguer deux choses : la présence de sages et l’usage politique des sages. En France, les anciens présidents sont membres de droit du Conseil constitutionnel. Cela est souvent critiqué, parfois moqué, parfois contesté. Mais on oublie une nuance essentielle : le Conseil constitutionnel n’est pas une chambre législative, c’est un organe de contrôle de constitutionnalité. Il ne produit pas la norme politique ; il vérifie sa compatibilité avec la norme supérieure notamment la constitution. Ses membres ne peuvent pas “moraliser” le champ politique. Ils ne sanctionnent pas la carrière politique. Ils ne régulent pas le comportement partisan. En France, les “sages” ne participent pas à la fabrique politique, ils en sont les gardiens techniques. Au Bénin, les “futurs sages” deviendraient des acteurs politiques permanents, avec pouvoir législatif, pouvoir de moralisation de la compétition, pouvoir de prescription du débat. C’est, sans doute, un saut qualitatif, une véritable innovation institutionnelle de notre temps.

On passe d’une logique de contrôle de norme à une logique de gouvernance normative. Ce n’est pas l’élégance voire l’esthétique institutionnelle du bicaméralisme. C’est la consolidation d’une aristocratie politique d’après-pouvoir. Cette proposition à l’Assemblée nationale béninoise rejoint davantage un modèle d’oligarchie parlementarisée qu’un modèle de démocratie pluraliste. La mise entre parenthèses du débat compétitif entre deux élections n’est pas un détail technique : c’est le verrou final. Ce n’est pas un garde-fou ; c’est un garde-corps, légal, protégé, sanctuarisé, autour du pouvoir. C’est l’antichambre d’une démocratie où le pouvoir sortant devient l’autorité morale du pouvoir entrant. Une démocratie où la compétition perd sa fonction essentielle, donc sa substance.

Le Bénin, avec cette proposition, entre dans une zone grise : ni autoritaire, ni libérale ; ni dictature, ni démocratie pleine. C’est ce que les politologues appellent un régime “illibéral dont la légitimité repose sur la continuité plus que sur la compétition”. Si le Sénat devient la résidence permanente du capital politique sortant, alors la politique béninoise n’aura plus deux chambres : elle aura deux temporalités. Le présent, gouverné par l’exécutif. Et le passé, transformé en pouvoir conseillé, mais pouvoir quand même.

Donis AYIVI, Politiste et Consultant en Communication

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